Dans la foulée des différentes vagues de mobilisation et de contestation qui ont marqué les années 2010 (Brannen et al., Reference Brannen, Haig and Schmidt2020 ; Clement, Reference Clement2016 ; Glasius et Pleyers, Reference Glasius and Pleyers2013 ; Hayat, Reference Hayat2020 ; Mason, Reference Mason2013 ; Pleyers, Reference Pleyers2018), les théories de la démocratie radicale sont apparues comme particulièrement pertinentes pour réfléchir aux rapports des pratiques contestataires des mouvements sociaux à la démocratie. Articulant une critique de la démocratie libérale et une proposition de radicalisation de sa logique (Chambers, Reference Chambers2004 ; Deleixhe et Delmotte, Reference Deleixhe and Delmotte2019 ; Little et Lloyd, Reference Little and Lloyd2009; Norval, Reference Norval2001), plusieurs de ces théories permettent en effet de se ressaisir du sens et de la portée démocratiques de ces pratiques en les associant à un idéal d’insurrection populaireFootnote 1. Si cette association amène à réaffirmer la centralité de l’action collective du demos en démocratie et le rôle qu’elle joue dans l’extension des normes et des pratiques démocratiques, elle n’est pas sans reposer sur une conception particulière et, à certains égards, problématique de la conflictualité politique. L’idéal d’insurrection populaire sous-jacent à ces théories de la démocratie radicale repose en effet sur une conception essentiellement réactive et évènementielle de la conflictualité qui peine à rendre compte du rapport que les pratiques contestataires des mouvements sociaux entretiennent avec l’ordre politique. En faisant l’impasse sur ce rapport, cette conception tend à limiter le sens et la portée mêmes de ces pratiques et est dès lors susceptible d’en minimiser, voire d’en négliger l’apport démocratique. Elle semble de fait échouer à rendre compte de la manière dont les mouvements sociaux contribuent non seulement à contester l’ordre politique, mais également à le produire et à le transformer dans une perspective démocratique. En ce sens, si la pertinence analytique des théories de la démocratie radicale eu égard aux mobilisations contemporaines n’est plus à démontrer (Gobbi et al., Reference Gobbi, Gorriahn, Staemmler and Volk2022 ; Volk, Reference Volk2021), leur intérêt normatif demeure contesté en raison même de leur conception de la conflictualité politique. S’agissant de dépasser cette conception et de réaffirmer l’apport démocratique des mouvements sociaux, il importe par conséquent d’interroger plus avant le rapport de ces mouvements à l’ordre politique.
En repartant de l’idée d’insurrection telle que la pensent un certain nombre d’auteurs et d’autrices associées à la démocratie radicale, nous soutiendrons que l’action politique des mouvements sociaux permet de produire l’ordre démocratique. Plus précisément, nous soutiendrons que ces mouvements permettent de produire l’ordre démocratique en ayant un double effet pratique et normatif sur la structure des institutions politiques et des rapports sociaux, et sur l’organisation du pouvoir en leur sein. Nous affirmerons ainsi qu’ils ont un effet pratique en ce qu’ils contribuent à introduire de nouveaux arrangements institutionnels et de nouvelles pratiques qui entendent réaliser de manière plus effective les normes et les principes constitutifs de la démocratie. Et nous affirmerons qu’ils ont un effet normatif en ce qu’ils contribuent à produire de nouvelles interprétations de ces mêmes normes et principes. Par le fait même, nous chercherons à étayer l’hypothèse d’une « institution insurgeante de la démocratie » en l’interprétant à l’aune des différentes pratiques contestataires (déclarations, pétitions, manifestations, occupations, blocages, émeutes, etc.) des mouvements sociaux.
Pour ce faire, notre argument procédera en trois temps. Nous reviendrons d’abord sur la spécificité des théories de la démocratie radicale en ce qui a trait à leur interprétation des conflits sociaux et politiques, et sur la manière dont ces théories en viennent à conceptualiser l’action collective du demos comme l’expression d’un idéal d’insurrection populaire proprement démocratique. Nous soutiendrons qu’en recourant à cet idéal, les théories de la démocratie radicale ouvrent à une interprétation du sens et de la portée démocratiques des pratiques contestataires des mouvements sociaux contemporains qui va au-delà des approches libérales et qui permet de réitérer l’importance de l’action collective dans la réalisation de la démocratie. Nous avancerons ensuite que, dans la mesure où il se présente comme essentiellement réactif et évènementiel, cet idéal fait l’impasse sur la manière dont les mouvements sociaux affectent l’ordre politique. En prenant appui sur une interprétation trop restrictive de l’idéal d’insurrection populaire, les théories de la démocratie radicale semblent ainsi échouer à rendre compte de la manière dont ces mouvements contribuent à instituer la démocratie. Nous défendrons enfin que ce problème devrait amener non pas à renoncer à l’idéal d’insurrection populaire, mais plutôt à le réinterpréter à l’aune d’une conception active et structurelle de la conflictualité politique. Au regard de cette conception, nous affirmerons que la capacité transformatrice des mouvements sociaux doit être associée aussi bien à leurs effets critiques qu’à leurs effets constructifs sur l’ordre politique.
1. La démocratie au prisme de l’insurrection populaire
À la faveur des différentes vagues de mobilisation et de contestation des années 2010, les théories de la démocratie radicale ont fait l’objet d’un regain d’intérêt. Ces théories sont en effet apparues comme permettant de mettre en évidence le rôle des mouvements sociauxFootnote 2 dans la critique et la contestation des tendances économiques, sociales et politiques à l’oeuvre au sein des démocraties libérales contemporaines qui contribuent à éroder le caractère démocratique de leurs institutions politiques et à restreindre la portée des normes et des principes dont elles se réclament. Elles sont également apparues comme permettant de mettre en évidence le rôle de ces mêmes mouvements dans l’établissement et la transformation des institutions politiques et des rapports sociaux propres aux démocraties libérales. À rebours d’autres théories de la démocratie qui tendent à interpréter les mouvements sociaux des années 2010 comme revendiquant pour l’essentiel la protection ou l’extension des droits (Colliot-Thélène, Reference Colliot-Thélène2011) ou comme dénonçant les seuls déficits démocratiques du processus politique (Brownlee, Reference Brownlee2012 ; Markovits, Reference Markovits2005 ; Smith, Reference Smith2015), les théories de la démocratie radicale permettent de fait de souligner que ces mouvements ont aussi, si ce n’est surtout, pour enjeu la transformation sociale et l’organisation du pouvoir. En d’autres termes, là où les premières de ces théories insistent pour l’essentiel sur la fonction correctrice des mouvements sociaux face aux dysfonctionnements et aux manquements de la démocratie libérale, les secondes mettent davantage l’accent sur leur fonction transformatrice. Cette distinction entre fonction correctrice et fonction transformatrice peut être comprise à partir du modèle de la critique d’abord formulé par Luc Boltanski, puis repris par Lilian Mathieu, afin de penser l’action politique des mouvements sociaux (Boltanski, Reference Boltanski2009 ; Mathieu, Reference Mathieu2011, p. 155-158)Footnote 3. D’un côté, la fonction correctrice des mouvements sociaux fait signe vers une critique qui est immanente au cadre défini par les institutions politiques de la démocratie libérale. Il s’agit de critiquer l’inadéquation entre les normes et les principes dont se réclament ces institutions, et leur mise en pratique effective (Boltanski, Reference Boltanski2009). C’est par exemple le cas lorsqu’un mouvement social dénonce le non-respect de droits pourtant garantis par les institutions politiques. De l’autre côté, la fonction transformatrice des mouvements sociaux fait signe vers une critique qui transcende ce même cadre. Il s’agit alors de critiquer l’inadéquation entre les normes et les principes dont se réclament les institutions politiques de la démocratie libérale, et l’expérience sociale des acteurs (Boltanski, Reference Boltanski2009). C’est par exemple le cas lorsqu’un mouvement social dénonce l’incapacité de ces institutions à considérer certaines expériences et à prendre en charge certains problèmes en raison des limites propres à leur fonctionnement et à leur interprétation de ces mêmes normes et principes. Suivant l’interprétation qu’en proposent les théories de la démocratie radicale, les mouvements sociaux sont donc moins considérés comme acceptant le cadre que définissent les institutions politiques de la démocratie libérale que comme s’inscrivant dans un rapport de tension avec ce cadre qui ouvre à son dépassement. Les théories de la démocratie radicale permettent ainsi de réfléchir à la manière dont les mouvements sociaux des années 2010 ont articulé une critique de l’accroissement des inégalités sociales et économiques et la revendication d’une démocratisation accrue des institutions politiques et des rapports sociaux existants (Glasius et Pleyers, Reference Glasius and Pleyers2013 ; Hayat, Reference Hayat2020 ; Sénac, Reference Sénac2021). Qu’il s’agisse des mobilisations suscitées par la crise économique de 2008 à la manière du mouvement Occupy aux États-Unis ou des mouvements des places en Espagne et en Grèce, ou encore des mobilisations suscitées par la vie chère en 2019 et 2020 à la manière du mouvement des Gilets jaunes en France, les mouvements sociaux des années 2010 ont en effet été animés à la fois par une dénonciation des inégalités qui structurent les démocraties libérales contemporaines et par la revendication d’une démocratie qui réponde pleinement de son principe égalitaireFootnote 4.
À travers cette problématisation du rapport des mouvements sociaux à la démocratie, les théories de la démocratie radicale en viennent à défendre ce que nous pouvons présenter comme l’hypothèse d’une « institution insurgeante de la démocratie ». Cette hypothèse, qui fait appel à un idéal d’insurrection populaire, consiste à affirmer que l’inscription de la démocratie à même les institutions politiques et les rapports sociaux résulte de l’action collective du demos. En ce sens, elle postule un lien fort entre la démocratie en tant qu’elle est définie comme le pouvoir du demos (Ober, Reference Ober2008), et l’action de ce dernier. Elle suppose en outre de comprendre ce lien non pas comme s’élaborant au sein d’un arrangement institutionnel particulier, mais plutôt comme étant au fondement de celui-ci. En d’autres termes, plutôt que de penser la démocratie en fonction d’un idéal de souveraineté populaire dans lequel le demos exerce le pouvoir au sein des institutions politiques, elle tend à la penser en fonction d’un idéal d’insurrection populaire dans lequel le demos conteste ces mêmes institutions (Markell, Reference Markell2006, p. 1-2). Suivant cette hypothèse, le lien entre la démocratie et l’action collective du demos se construit donc à la fois avec et à l’encontre de l’arrangement institutionnel propre à la démocratie : avec en ce qu’il contribue à l’établir et à l’encontre en ce qu’il le conteste. La propension des théories de la démocratie radicale à considérer que le lien entre la démocratie et l’action collective du demos s’inscrit dans un rapport de contestation des institutions politiques permet à cet égard de marquer la différence avec les théories qui adoptent une conception institutionnelle de la conflictualité politique. En proposant de penser cette dernière au prisme d’un arrangement institutionnel particulier, ces théories se rapportent davantage à un idéal de souveraineté populaire où les institutions contestataires (tels les assemblées populaires [Vergara, Reference Vergara2022] ou le tribunal plébéien [McCormick, Reference McCormick2011]) sont censées permettre un exercice plus effectif du pouvoir de la part du demos. Elles tendent en revanche à négliger la manière dont la conflictualité politique peut également se déployer à l’extérieur de cet arrangement institutionnelFootnote 5.
Pour comprendre cette hypothèse et l’idéal qui la sous-tend, il est possible de se tourner vers les propositions d’un certain nombre d’auteurs et d’autrices qui sont associées de près ou de loin aux théories de la démocratie radicale. Les propositions de Miguel Abensour relatives à la « démocratie insurgeante », celles d’Iris Marion Young relatives aux « mouvements sociaux insurgés » et celles de James Holston relatives à la « citoyenneté insurrectionnelle » apparaissent à cet égard particulièrement éclairantes. Elles ont en effet le mérite de rendre compte non seulement de la pluralité des théories de la démocratie radicaleFootnote 6, mais aussi de la prévalence au sein de ces théories du recours au vocabulaire de l’insurrection pour penser le rôle de l’action collective du demos dans la radicalisation de la logique démocratiqueFootnote 7. Ces propositions permettent donc de faire saillir certaines des principales caractéristiques de l’idéal d’insurrection populaire et de dégager la conception de la conflictualité politique à partir de laquelle les théories de la démocratie radicale tendent à appréhender les mouvements sociaux.
Ainsi, une première occurrence de l’idéal d’insurrection populaire se donne à voir dans la relecture critique des thèses de Marx sur la démocratie que propose Miguel Abensour. Dans La démocratie contre l’État, Abensour présente l’idée de « démocratie insurgeante » comme une réponse à une interprétation réductrice de la démocratie qui l’associerait aux seules institutions politiques de la démocratie libérale. Il propose à cet effet de remobiliser les thèses sur l’avènement de la démocratie et le dépérissement de l’État formulées par Marx dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel. Dans ce texte, Marx soutient que l’avènement de la démocratie s’accompagne d’une disparition de l’État politique. En d’autres termes, l’avènement de la démocratie irait de pair avec un dépérissement de la forme État. Reformulant cette thèse, Abensour avance que l’avènement de la démocratie s’effectue plutôt à travers une lutte contre l’État : elle relève donc non pas d’un simple processus, mais bien d’un conflit dans lequel intervient l’action collective du demos. Selon Abensour, l’État se présente comme une objectivation politique de cette action. Il est ainsi toujours à risque de s’ériger en une entité qui lui est extérieure et étrangère, et qui prétend la déterminer alors même qu’il en résulte. Par le fait même, l’État menace de devenir une source d’aliénation en se présentant comme une forme politique qui encadre et contraint l’action collective du demos. Le demos doit donc incessamment s’insurger contre l’État pour empêcher et contester cette aliénation. C’est ce qui amène Abensour à affirmer que la démocratie
n’est pas tant l’accompagnement d’un processus qui entraîne la disparition de l’État dans un espace somme toute lisse, sans aspérité, que l’institution d’un espace conflictuel, d’un espace contre, d’une scène agonistique sur laquelle […] se déroule une lutte sans répit entre l’autonomisation de l’État en tant que forme et la vie du peuple en tant qu’action. (Abensour, Reference Abensour2012, p. 149)
En ce sens, la « démocratie insurgeante » se définit par sa critique de l’État et sa valorisation de l’action collective du demos. Elle relève d’une lutte contre l’État qui vise l’invention d’un « agir politique orienté vers la création d’un espace public et la création d’un peuple de citoyens » (Abensour, Reference Abensour2012, p. 154).
Une deuxième occurrence de l’idéal d’insurrection populaire se donne à voir dans la conception de l’action politique dans les sociétés du capitalisme intégré (welfare capitalism) que propose Iris Marion Young. Dans Justice and the Politics of Difference, Young formule une critique du paradigme distributif qui a structuré les débats relatifs à la justice en philosophie politique au cours des années 1970 et 1980. Selon Young, ce paradigme correspond aux « principales formulations du débat public dans ces sociétés » (Young, Reference Young2022, p. 66 ; nous traduisons) et reflète les tendances à la dépolitisation qui y ont cours, soit la propension à réduire les enjeux politiques à une question de distribution des biens et des droits entre différents groupes d’intérêts. Young avance que, face à ces tendances, les mouvements sociaux insurgés — qu’elle associe aux « nouveaux mouvements sociauxFootnote 8 » — se sont mobilisés afin de contester les nouvelles formes de domination auxquelles elles ont donné lieu. Ces mouvements ont ainsi cherché à exploiter et à étendre la sphère de la société civile pour repolitiser la vie sociale et interroger l’organisation du pouvoir au sein de toutes les institutions (Young, Reference Young2022, p. 82-83). En ce sens, Young soutient que la politique contemporaine relève d’une dialectique d’endiguement et d’insurrection. Elle oppose les mouvements sociaux insurgés qui visent la démocratisation, la prise de décision collective et l’émancipation par le bas, et les institutions et les structures propres aux sociétés du capitalisme intégré qui cherchent à endiguer ce processus d’insurrection en réintégrant les revendications de ces mouvements au sein du paradigme distributif (Young, Reference Young2022, p. 90).
Une troisième occurrence de l’idéal d’insurrection populaire se donne à voir dans l’enquête ethnographique et historique de James Holston sur les formes de citoyenneté insurrectionnelle. Dans Insurgent Citizenship, Holston soutient que les régimes de citoyenneté différenciés et inégalitaires propres à la modernité comme celui du Brésil sont mis à mal par les mouvements sociaux porteurs de formes de citoyenneté insurrectionnelle. S’opposant aux formes de citoyenneté établies (entrenched), la citoyenneté insurrectionnelle apparaît comme un « processus qui est un agir contre, une contre-politique qui déstabilise le présent et qui le fragilise, rendant étrangère la cohérence avec laquelle il se présente normalement » (Holston, Reference Holston2008, p. 34 ; nous traduisons). Selon Holston, la citoyenneté insurrectionnelle telle qu’elle se manifeste à travers l’action des habitants pauvres des favelas brésiliennes consiste à faire éclater le principe de différenciation au fondement du régime de citoyenneté existant et à transformer la définition même de la citoyenneté en tant que principe d’appartenance démocratique. En ce sens, la citoyenneté insurrectionnelle n’est pas une simple demande d’inclusion dans un ordre juridico-politique préexistant, mais bien une tentative de réinventer cet ordre sur la base des pratiques alternatives qui caractérisent déjà le quotidien des habitants pauvres des favelas brésiliennes et, par extension, de tous ceux et celles qui s’engagent dans cette contre-politique (Holston, Reference Holston2019, p. 122, p. 135).
Sans faire l’impasse sur ce qui les distingue, la « démocratie insurgeante » d’Abensour, les « mouvements sociaux insurgés » de Young et la « citoyenneté insurrectionnelle » de Holston ont en commun le fait d’interpréter l’action collective du demos comme l’expression d’un idéal d’insurrection populaire proprement démocratique. À la lumière de ces propositions, cet idéal semble revêtir trois caractéristiques. La première est que l’action collective du demos est pensée dans son rapport d’opposition à un arrangement institutionnel particulier qui lui préexiste et qui tend à la limiter. La deuxième est que cette action est insurgeante ou insurrectionnelle en vertu de la rupture qu’elle marque par rapport à l’ordre politique tel que le définit cet arrangement institutionnel. Et la troisième est que cette action est démocratique à la fois en ce qu’elle incarne la démocratie et en ce qu’elle vise à l’atteindre. Interprétées au prisme de cet idéal, les pratiques contestataires des mouvements sociaux apparaissent alors comme étant étroitement liées à la démocratie en ce qu’elles permettent aux acteurs de faire l’expérience de l’action politique et de démultiplier les lieux, les moments et les formes de cette action. En d’autres termes, si la démocratie renvoie à la capacité du demos à agir collectivement, l’idéal d’insurrection populaire qui sous-tend les théories de la démocratie radicale permet d’interpréter les pratiques contestataires des mouvements sociaux comme manifestant cette capacité d’agir au-delà du seul cadre défini par les institutions politiques de la démocratie libérale.
2. Sur les limites de l’idéal insurrectionnel
L’intérêt de l’idéal d’insurrection populaire tient donc au fait qu’il associe l’action collective du demos non seulement à l’exercice du pouvoir au sein des institutions politiques, mais aussi à la contestation de ces mêmes institutions. Il permet ainsi de considérer que les pratiques contestataires des mouvements sociaux présentent un apport démocratique spécifique en ce qu’elles contribuent à réaliser la démocratie. Or, la question est de savoir si cet idéal permet effectivement de saisir la manière dont les mouvements sociaux produisent l’ordre démocratique. Faute d’expliciter comment ils le font, il semble en effet que cet idéal court le risque de rabattre la démocratie sur le seul moment de son affirmation conflictuelle et d’ainsi renoncer à la possibilité de la voir être inscrite au sein d’un ensemble d’institutions politiques et de rapports sociaux particuliers. En d’autres termes, faute d’expliciter comment l’action collective du demos permet de la réaliser, il semble que cet idéal est susceptible de renoncer aux promesses pratiques et normatives de la démocratie.
L’idéal d’insurrection populaire s’expose à cet égard à deux critiques. Si elles ont trouvé leurs premières formulations dès les années 1980 et 1990, ces critiques apparaissent d’autant plus importantes considérant les différentes vagues de mobilisation et de contestation des années 2010, et la manière dont les théories de la démocratie radicale permettent de les penser à l’aune de cet idéal. Ce dernier peut d’abord être critiqué dans la mesure où il se présente comme un idéal réactif. Les théories de la démocratie radicale qui le remobilisent pour penser les pratiques contestataires des mouvements sociaux tendent ainsi à les appréhender au prisme de ce qu’elles contestent davantage qu’au prisme de ce qu’elles affirment. Par le fait même, elles tendent à mettre l’accent sur la dimension critique des mouvements sociaux au détriment de leur dimension transformatrice : elles appréhendent ces mouvements en fonction de leur seul rapport d’opposition à l’arrangement institutionnel qui leur préexiste et qui tend à les limiter, et déconsidèrent ainsi leur capacité à réinterpréter les normes et les principes démocratiques et à proposer d’autres types d’arrangements institutionnels et de pratiques politiques. Si, à la différence de l’idéal de souveraineté populaire, l’idéal d’insurrection populaire permet d’associer l’action collective du demos à la contestation, il risque donc également de penser les pratiques contestataires des mouvements sociaux comme manifestant une forme de souveraineté strictement négative, soit une capacité d’empêchement détachée de toute proposition positive (Rosanvallon, Reference Rosanvallon2006).
L’idéal d’insurrection populaire peut en outre être critiqué dans la mesure où il se présente comme un idéal évènementiel. Les théories de la démocratie radicale qui le remobilisent pour penser les pratiques contestataires des mouvements sociaux tendent ainsi à exceptionnaliser la rupture que marquent les pratiques contestataires des mouvements sociaux avec l’ordre politique. Elles font ainsi preuve d’un certain « biais temporel » (Volk, Reference Volk2021 ; nous traduisons). Cela les amène à négliger le fait que l’expérience démocratique à laquelle participent les mouvements sociaux relève de temporalités multiples, soit le fait qu’elle doit être associée non seulement au présent de la contestation, mais aussi au passé sur lequel elle prend appui et au futur vers lequel elle est tournée. En d’autres termes, les théories de la démocratie radicale sont portées à insister sur le moment où survient la contestation, déconsidérant le fait qu’elle est précédée par un ensemble de normes et de pratiques qui peuvent aussi bien l’entraver que la faciliter (à la manière de certaines garanties légales relatives aux droits d’association et d’expression), et qu’elle est suivie par un ensemble d’effets sur les institutions politiques et les rapports sociaux qui peuvent aussi bien en restreindre qu’en accentuer le caractère démocratique.
Ces deux critiques font signe vers un même problème qui est sous-jacent à l’idéal d’insurrection populaire, à savoir le problème de l’ordre (Gobbi et al., Reference Gobbi, Gorriahn, Staemmler and Volk2022). Suivant une interprétation réactive et évènementielle, il semble en effet que cet idéal peine à rendre compte de la manière dont les pratiques contestataires des mouvements sociaux s’inscrivent dans une dynamique non seulement de contestation des institutions politiques et des rapports sociaux existants, mais aussi de démocratisation de la démocratie, soit de transformation de ces mêmes institutions et rapports dans une perspective démocratique. Il échoue ainsi à rendre effectivement compte du lien entre l’action collective du demos et la réalisation de la démocratie. La question est alors de savoir en quoi la contestation, voire le rejet de l’ordre politique de la démocratie libérale n’ouvre pas simplement la voie aux tendances contraires à la démocratie que cherchent précisément à critiquer et à contrer les théories de la démocratie radicale en recourant à l’idéal d’insurrection populaire. En ce sens, le problème de l’ordre auquel se heurtent ces théories revêt une double importance. Il importe d’abord en ce qu’il remet en question la force du lien qu’elles postulent entre l’action collective du demos et la réalisation de la démocratie. Mais il importe également en ce qu’il donne une assise à l’une des objections les plus fortes que l’on peut opposer à ces théories, à savoir que leur problématisation du conflit est susceptible d’ouvrir la voie aux tendances contraires à la démocratie que contestent les mouvements sociaux et que permet de prévenir, jusqu’à un certain point, l’ordre politique de la démocratie libérale. Considérer que les mouvements sociaux s’inscrivent dans une stricte dynamique de contestation de cet ordre, n’est-ce pas in fine renoncer à penser la spécificité de leur apport démocratique à celui-ci ? L’enjeu est donc de savoir comment penser le rapport des pratiques contestataires des mouvements sociaux à l’ordre politique en évitant de se contenter d’entériner, une fois de plus, la légitimité de la démocratie libérale face aux menaces qui pèsent sur elle.
3. Construire un ordre démocratique
Ainsi posé, le problème de l’ordre apparaît susceptible de mener au simple rejet de l’idéal d’insurrection populaireFootnote 9. Il est cependant possible de le surmonter dès lors que les pratiques contestataires des mouvements sociaux sont pensées au prisme d’une conception active et structurelle de la conflictualité politique. En ce sens, le problème de l’ordre devrait moins amener à renoncer à l’idéal d’insurrection populaire qu’à le réinterpréter à l’aune d’une conception alternative de la conflictualité politique qui permet de rendre compte des effets qu’ont les pratiques contestataires des mouvements sociaux sur les institutions politiques et les rapports sociaux existants, et de la manière dont elles contribuent à instituer la démocratie. Cette conception alternative de la conflictualité politique peut être comprise par contraste avec l’interprétation réactive et évènementielle de l’idéal d’insurrection populaire qui se dégage des théories de la démocratie radicale. À travers ce contraste, nous soutiendrons que les mouvements sociaux présentent un apport pratique et normatif à la démocratie et que l’effectivité de cet apport dépend de leur capacité à s’inscrire dans un rapport de tension continu avec les institutions politiques.
La conception de la conflictualité politique que nous défendons se comprend d’abord par contraste avec le caractère réactif de l’idéal d’insurrection populaire. Dans la mesure où une interprétation restrictive de cet idéal amène à insister sur le fait que l’action collective du demos telle qu’elle s’incarne dans les pratiques contestataires des mouvements sociaux tient de la seule contestation, il importe de réaffirmer la capacité du demos à agir. Plus qu’une réaction à des institutions politiques et des rapports sociaux contraires à la démocratie ou insuffisamment démocratiques, les mouvements sociaux constituent également la mise en acte d’un certain idéal démocratique et une tentative d’agir en conséquence sur ces mêmes institutions et rapports. En ce sens, les pratiques contestataires des mouvements sociaux gagnent à être comprises comme prenant appui, en amont, sur des normes et des pratiques qui se veulent démocratiques et comme visant, en aval, à rendre effectives ces mêmes normes et pratiques démocratiques au sein des institutions politiques. D’une part, ces mouvements tendent à se réclamer et à incarner un ethos démocratique à travers leurs modes d’organisation. Leurs revendications apparaissent ainsi non seulement comme des revendications formulées à l’endroit des institutions politiques et des acteurs sociaux auxquels ils s’opposent, mais aussi comme renvoyant à des exigences qui doivent être mises en oeuvre en leur sein même (Pleyers, Reference Pleyers2018, p. 39). Il s’agit donc pour les acteurs qui y prennent part de faire l’expérience de la démocratie à l’intérieur des mouvements sociaux en formulant de nouvelles interprétations des normes démocratiques et en inventant de nouvelles modalités de participation et de prise de décision qui répondent de ces normes (Della Porta, Reference Della Porta2020 ; Polletta, Reference Polletta2004). D’autre part, les mouvements sociaux visent à avoir un effet sur la mise en place ou la révocation de certaines décisions politiques et de certaines pratiques sociales, et à altérer la manière dont les institutions politiques et les rapports sociaux sont structurés. En interpellant et en dérangeant les institutions et les acteurs auxquels ils s’opposent, les mouvements sociaux visent en effet à les obliger à agir conformément à leurs revendications. Ils se trouvent ainsi à contraindre par leurs pratiques contestataires ces institutions et ces acteurs à revoir leurs propres interprétations des normes démocratiques de même que les mécanismes institutionnels et les rapports sociaux qui entendent les réaliser (Aitchison, Reference Aitchison2018 ; Celikates, Reference Celikates2016 ; Pineda, Reference Pineda2021 ; Piven, Reference Piven2006).
Cette conception de la conflictualité apparaît dès lors comme une conception active en ce qu’elle suppose de considérer que les mouvements sociaux présentent un apport pratique et normatif à la démocratie, et que leurs pratiques contestataires permettent de le rendre effectif. Elle suppose ainsi de considérer que les mouvements sociaux sont non pas un simple contre-pouvoir réduit à une fonction correctrice, mais bien un pouvoir à part entière doté d’une fonction transformatrice : le rôle qu’ils jouent dans la critique et la contestation des tendances contraires à la démocratie tient au fait qu’ils produisent de nouvelles interprétations des normes et des principes constitutifs de la démocratie, et qu’ils introduisent de nouveaux arrangements institutionnels et de nouvelles pratiques qui entendent les réaliser plus pleinement. Tout l’enjeu est alors de savoir comment cet apport pratique et normatif se traduit sur le plan des institutions politiques et des rapports sociaux ; ce qui nous amène au deuxième trait de l’idéal d’insurrection populaire, à savoir son caractère évènementiel.
La conception de la conflictualité politique que nous défendons se comprend ainsi également par contraste avec le caractère évènementiel de l’idéal d’insurrection populaire. Si une interprétation restrictive de cet idéal amène à se concentrer sur le moment où survient la contestation, il importe de souligner que l’action collective du demos telle qu’elle s’incarne dans les pratiques contestataires des mouvements sociaux a pour enjeu la structuration des institutions politiques et des rapports sociaux, et l’organisation du pouvoir en leur sein. La capacité transformatrice de ces mouvements doit ainsi être associée aux effets qu’ils produisent sur l’ordre politique et à leur capacité à s’inscrire dans la durée. Dans la mesure où le lien entre l’action collective du demos et la démocratie que suppose l’idéal d’insurrection populaire se construit à la fois avec et à l’encontre de l’arrangement institutionnel propre à la démocratie, nous avancerons que l’apport pratique et normatif des mouvements sociaux opère dans ces deux sens, et que leur nécessité doit être comprise en fonction de cette dualité.
Ainsi, les mouvements sociaux peuvent d’abord être dits nécessaires à la mise en place des mécanismes institutionnels et des rapports sociaux associés à la démocratie (Della Porta, Reference Della Porta2020). Suivant ce que nous avons affirmé quant à la capacité du demos à agir, les mouvements sociaux proposent en effet de nouvelles interprétations des normes et des principes démocratiques, et de nouvelles pratiques basées sur ces normes et ces principes. Ils obligent en outre par leurs pratiques contestataires les institutions et les acteurs auxquels ils s’opposent à redéfinir en conséquence la structuration des institutions politiques et des rapports sociaux. En ce sens, plusieurs auteurs et autrices ont insisté au cours des dernières années sur la dimension préfigurative de l’action politique des mouvements sociaux contemporains, soit leur propension à incarner les normes, les rapports et les institutions qu’ils souhaitent voir être mis en place (Flesher Fominaya, Reference Flesher Fominaya2022 ; Glasius et Pleyers, Reference Glasius and Pleyers2013 ; van de Sande, Reference Van de Sande2015). Cependant, il importe de remarquer qu’au-delà de cette dimension préfigurative, les mouvements sociaux contribuent également à transformer les institutions politiques et les rapports sociaux en proposant différents mécanismes institutionnels qui visent à accroître la participation politique (assemblées constituantes, assemblées délibératives, référendums populaires, tribunal plébéien, etc.) et différentes formes de rapports sociaux qui visent à accroître l’égalité entre les groupes constitutifs du demos.
Plusieurs théories semblent considérer que l’apport démocratique des mouvements sociaux se situe pour l’essentiel sur ce plan. Il semble en effet que la mise en place d’institutions politiques et de rapports sociaux démocratiques rend les mouvements sociaux caducs. En d’autres termes, la conflictualité politique dont ils sont porteurs serait désormais inutile, à tout le moins sous sa forme insurgeante, et pourrait se contenter de prendre appui sur un ensemble de relais institutionnels. C’est par exemple ce vers quoi fait signe Young dans ses écrits plus tardifs sur la démocratie lorsqu’elle affirme que les mouvements sociaux devraient être orientés vers la mise en place d’institutions démocratiques qui permettent d’institutionnaliser le conflit (Young, Reference Young2000, p. 50-51 ; Reference Young2011, p. 151)Footnote 10. Comme le souligne John Medearis, cette manière d’appréhender l’apport démocratique des mouvements sociaux suppose cependant de distinguer entre la démocratisation, en tant que processus de mise en place de la démocratie, et la démocratie en tant que telle. Elle suppose ainsi de considérer que la démocratisation est un processus qui précède la démocratie et qui lui est relativement extérieur, soit un processus qui ne prend pas la démocratie pour objet (Medearis, Reference Medearis2015, p. 33-52). Or, si les mouvements sociaux constituent un pouvoir à part entière, et si leur action vise à agir sur les institutions politiques et les rapports sociaux propres à la démocratie, il semble que leur apport doit également être pensé une fois que ces institutions et ces rapports ont été mis en place. Les mouvements sociaux peuvent donc aussi être dits nécessaires au maintien et au prolongement du caractère démocratique des mécanismes institutionnels et des rapports sociaux associés à la démocratie. Cette nécessité se comprend du fait qu’ils permettent de contester les tendances qui en érodent le caractère démocratique et de les transformer plus avant dans une perspective démocratique.
À la lumière de cette conception active et structurelle de la conflictualité politique, nous pouvons en revenir à la spécificité de l’apport démocratique des mouvements sociaux et à l’hypothèse d’une institution insurgeante de la démocratie. Suivant cette conception de la conflictualité politique, l’apport des mouvements sociaux tend à se situer à la fois en amont et en aval de l’arrangement institutionnel propre à la démocratie : en amont en ce qu’ils contribuent à l’établir et en aval en ce qu’ils contribuent à le contester, permettant à chaque fois de maintenir et de prolonger son caractère démocratique. Les mouvements sociaux doivent ainsi être considérés comme s’inscrivant dans un rapport de tension productive et continue avec l’ordre politique. Il s’agit d’une tension productive, d’une part, en ce que l’action collective du demos telle qu’elle s’incarne dans les pratiques contestataires des mouvements sociaux est suivie d’effets constructifs pour l’ordre politique qui contribuent à le rendre plus démocratique. Et il s’agit d’une tension continue, d’autre part, en ce que cette action n’est pas limitée au seul moment d’une contestation ponctuelle, mais en vient plutôt à s’inscrire dans la durée ; cette durée étant elle-même garante de la capacité des mouvements sociaux à transformer la structure de l’ordre politique.
À rebours de l’idée selon laquelle l’idéal d’insurrection populaire devrait être compris, par contraste avec l’idéal de souveraineté populaire, comme incarnant une forme de souveraineté strictement négative, cette conception de la conflictualité politique permet plutôt de comprendre cet idéal comme faisant signe vers une démultiplication des lieux, des moments et des formes d’exercice du pouvoir politique. En d’autres termes, considérant l’apport démocratique des mouvements sociaux, l’idéal d’insurrection populaire est peut-être moins à comprendre comme l’envers que comme le complément de l’idéal de souveraineté populaire. Cela invite alors à mettre à distance l’idée d’une souveraineté unitaire et à renouer avec la dualité, si ce n’est la pluralité qui, de l’avis de James Holston, caractérisait initialement la souveraineté démocratique. Holston n’est en effet pas sans rappeler que la démocratie athénienne était particulièrement conflictuelle dans la mesure où elle reconnaissait une multiplicité d’autorités politiques (aussi bien celle du demos agissant que celle de l’administration) et que la modernité a, pour partie, renoncé à cette multiplicité (Holston, Reference Holston2022, p. 495). En ce sens, l’interprétation de l’idéal d’insurrection populaire que nous proposons permet d’avancer que l’institution de la démocratie, soit la production et la transformation de l’ordre politique dans une perspective démocratique, résulte du rapport conflictuel que les mouvements sociaux entretiennent avec les institutions politiques. Elle permet en outre d’affirmer qu’en vertu du rôle que revêtent les mouvements sociaux et les conflits dont ils sont porteurs, ces derniers devraient être situés non pas en marge, mais bien au centre de la vie des sociétés démocratiques.
Conclusion
Somme toute, l’objectif de cet article aura été de soutenir que les mouvements sociaux contribuent par leurs pratiques contestataires à instituer la démocratie. Face au constat des limites que rencontrent la plupart des théories de la démocratie radicale dans leur appréhension de la spécificité de l’apport démocratique des mouvements sociaux, nous avons cherché à étayer l’hypothèse d’une institution insurgeante de la démocratie en l’interprétant à l’aune d’une conception active et structurelle de la conflictualité politique. Par contraste avec une conception essentiellement réactive et évènementielle qui tend à insister sur la seule dimension critique des mouvements sociaux et à évacuer la question de leur rapport à l’ordre politique, nous avons ainsi affirmé que les mouvements sociaux sont un pouvoir à part entière qui présente un apport pratique et normatif à la démocratie. Nous avons à cet effet soutenu que cet apport opère sur deux plans, à savoir celui de l’établissement de mécanismes institutionnels et de rapports sociaux proprement démocratiques, et celui du maintien et du prolongement de leur caractère démocratique.
Cela appelle alors deux remarques. La première est que si les mouvements sociaux sont constitutifs de la démocratie, c’est dans la mesure où ils permettent de transformer l’ordre politique dans une perspective démocratique. L’hypothèse d’une institution insurgeante de la démocratie est ainsi à comprendre en fonction de la capacité transformatrice des mouvements sociaux, soit en fonction de leur capacité à avoir un double effet pratique et normatif sur la structure des institutions politiques et des rapports sociaux, et sur l’organisation du pouvoir en leur sein. À travers les conflits dont ils sont porteurs et dont ils participent, les mouvements sociaux contribuent en effet à redéfinir l’ordre politique en produisant de nouvelles interprétations des normes et des principes constitutifs de la démocratie, et en introduisant de nouveaux arrangements institutionnels et de nouvelles pratiques qui entendent les réaliser plus pleinement. Il en ressort l’idée d’une tension productive et continue entre les mouvements sociaux et l’ordre politique ; tension dont la valeur démocratique gagne à être reconnue. La deuxième remarque qu’appelle cette conclusion est qu’il semble nécessaire de mettre en perspective l’efficace de la dynamique de démocratisation de la démocratie que cette hypothèse permet d’associer aux pratiques contestataires des mouvements sociaux. À rebours d’une interprétation trop confiante dans son effectivité, il semble qu’une théorie de la conflictualité démocratique doit affronter la question des dérives, des déformations ou des défigurations qu’est susceptible de subir cette dynamique et qui sont à même d’y mettre un frein, voire d’engendrer des reculs par rapport à celle-ci.
Remerciements
Je remercie Alexis Lafleur-Paiement, Cécile Gagnon, Charles Côté-Bouchard et l’évaluateur·rice anonyme pour leurs relectures de différentes versions de cet article. Je remercie également les participant·es au Séminaire des boursier·ères du Centre de recherche en éthique (CRÉ), à l’Atelier des boursier·ères du Groupe de recherche interuniversitaire en philosophie politique (GRIPP) et au Congrès de l’Association canadienne de philosophie (ACP) pour leurs commentaires et leurs questions lors de la présentation d’une première version de cet article.
Conflits d’intérêts
L’auteur n’en déclare aucun.