[…] c’est l’ontologie qui forme l’épistémologie par
le biais de la technologie, et le mythe du donné se
transforme en donné du mythe.
(Ferraris, Reference Ferraris, Alloa and During2018a, p. 351)
Dans les dernières années du XXe siècle, en 1998, Alain Renaut publia un livre qui fit date et qui visait à mesurer la fécondité de la pensée kantienne ainsi que son impact sur la philosophie contemporaine (Renaut, Reference Renaut1998). Il s’agissait de rappeler, par-delà les critiques dont il fit l’objet au cours des siècles et de la part de différentes écoles philosophiques, la place centrale de la philosophie de Kant dans la quasi-totalité des débats philosophiques d’alors. Vingt-cinq ans plus tard, le diagnostic semble plus sombre. Notre moment philosophique est celui des réalismes, et la philosophie contemporaine connaît une véritable « […] ruée vers le réel » (Thomas-Fogiel, Reference Thomas-Fogiel, Alloa and During2018, p. 27). Ces réalismes sont certes pluriels et variés. Le réalisme ordinaire de Stanley Cavell (Reference Cavell2012) n’est pas le réalisme contextualiste de Jocelyn Benoist (Reference Benoist2021) ; de même, le réalisme spéculatif de Quentin Meillassoux (Reference Meillassoux2006) ne saurait se confondre avec le réalisme phénoménologique de Claude Romano (Reference Romano2010). Pourtant, derrière cette « constellation conceptuelle » (Thomas-Fogiel, Reference Thomas-Fogiel, Alloa and During2018, p. 27) réaliste se dessine un adversaire commun : le constructivisme radical dans lequel la postmodernité aurait lancé la philosophie. Markus Gabriel, cofondateur des nouveaux réalismes, ne voit ainsi dans la postmodernité rien de moins qu’une « […] autre variante de la métaphysique. […] une forme très générale de constructivisme » (Gabriel, Reference Gabriel2014, p. 11). De son côté, Meillassoux dénonce en elle la pleine réalisation de la logique selon laquelle « […] être, c’est être un corrélat » (Meillassoux, Reference Meillassoux2006, p. 39), bloquant ce faisant tout accès à l’être et limitant le critère du vrai à l’intersubjectivité, faisant fi de l’adéquation avec une certaine réalité extérieure à toute représentation.
Mais la dénonciation réaliste de la postmodernité remonte plus loin dans l’histoire de la philosophie : jusqu’à Kant, coupable d’avoir rendu possible le constructivisme postmoderne en fusionnant, ou en confondant, l’ontologie et l’épistémologie. Au travers de la postmodernité, c’est donc Kant qui est visé en dernière instance par les réalistes contemporains, à tel point que Meillassoux dénonce une véritable « […] “catastrophe kantienne”, dont le corrélationisme présent n’est que la conséquence exacerbée […] » (Meillassoux, Reference Meillassoux2006, p. 171). Gabriel reproche pour sa part à Kant d’avoir « […] soutenu que nous ne pouvons pas connaître le monde tel qu’il est, le monde en soi » (Gabriel, Reference Gabriel2014, p. 11). Enfin, Maurizio Ferraris parle d’un « sophisme transcendantal » (Ferraris, Reference Ferraris2021, p. 94) ou d’une « falsification transcendantale » (Ferraris, Reference Ferraris2014, p. 39) qui poussa Kant à confondre l’être et le savoir. Il peut donc exister une unité négative des réalistes contemporains, unité qui se cristallise dans l’adversaire commun que représente la philosophie de Kant.
Dans le champ de ces critiques, le cas de Ferraris est singulier, non seulement parce qu’il a rédigé un livre entier sur Kant (Ferraris, Reference Ferraris2009)Footnote 1, mais en plus parce que le reproche adressé à Kant de la confusion entre l’ontologie et l’épistémologie se retrouve tout au long de ses textes. Que nous parlions de Documentalité, du Manifeste du nouveau réalisme, du Monde extérieur ou encore de Postvérité, tous rappellent ce sophisme transcendantal et c’est bien « […] Kant ou, autrement dit, la philosophie transcendantale, qu’il faut blâmer pour ce réductionnisme, ou pour cette inflation épistémologique […] » (Ferraris, Reference Ferraris2022, p. 54). Le nouveau réalisme de Ferraris devrait donc se construire, tout naturellement, contre la philosophie de Kant qui écrasa l’ontologie sur une simple théorie de la connaissance et fit de toute chose un objet.
Pourtant, dans l’oeuvre de Ferraris, ce reproche récurrent n’est pas adressé tant à Kant qu’à la Critique de la raison pure, et plus précisément encore à une certaine réception de celle-ci. L’existence d’un monde extérieur est l’un des thèmes les plus débattus dans les études kantiennes, et ce, même du vivant de Kant, raison pour laquelle la réfutation de ce qui pourrait être un réalisme kantien au nom de son prétendu idéalisme mérite une attention toute particulière. Le fait de savoir si Kant est réaliste, et en quel sens il pourrait l’être, demande sans aucun doute une analyse serrée, ne serait-ce que parce que Kant lui-même distingue entre deux sens de l’extériorité et du « hors de nous [ausser uns] » : une extériorité empirique (dans laquelle l’extériorité est interne aux représentations) et une extériorité transcendantale (dans laquelle l’extériorité est pensée comme existence séparée ou existence non corrélationnelle) (Kant, Reference Kant1997, AK, IV, 234, p. 378). La philosophie de Ferraris ne se présente pas tant comme une opposition totale et radicale à la pensée de Kant que comme une correction de celle-ci, ou un complément sur un point bien précis : celui, justement, de l’articulation de l’ontologie avec l’épistémologie. Pour le philosophe italien, la confusion kantienne de l’ontologie et de l’épistémologie n’est pas fausse si on la limite au champ spécifique de l’ontologie sociale. Paradoxalement, l’ontologie que l’on peut extraire de la Critique de la raison pure vaut pour les objets sociaux, c’est-à-dire pour les objets pour lesquels Kant ne l’a pas pensée. Enfin, afin de démêler la confusion entre l’ontologie et l’épistémologie et, par conséquent, pour sortir du sophisme transcendantal et s’orienter vers les nouveaux réalismes, il suffirait pour Ferraris d’introduire entre les deux le champ, celui de la technologie. Pour ne pas confondre l’ontologie avec l’épistémologie, il faut penser que la technologie nous porte de la première à la seconde par une logique de « […] compétence sans compréhension » (Ferraris, Reference Ferraris, Alloa and During2018a, p. 352) que Ferraris trouve dans une interprétation technique de l’imagination transcendantale qui joue dans le schématisme kantienFootnote 2.
La relation de Ferraris à Kant est donc bien plus complexe qu’une simple opposition entre les deux penseurs, et elle met en question non seulement les fondements des nouveaux réalismes, mais aussi l’interprétation contemporaine que nous pouvons faire du geste kantien et de l’articulation des trois Critique. En analysant la lecture kantienne que produit Ferraris, nous pourrons ainsi mesurer la pertinence et les limites du nouveau réalisme, en essayant de préciser ce que Ferraris peut entendre par « réel ».
1. Du sophisme transcendantal au logocentrisme postmoderne
La dénonciation d’un « sophisme transcendantal » par Ferraris est soutenue par une idée fort simple : Kant aurait confondu les domaines de l’ontologie et de l’épistémologie, ce qui, au niveau de l’être humain, aurait tendu à rabattre toute philosophie de l’expérience quotidienne sur celle de l’expérience scientifique. Cette confusion a une histoire dont nous pouvons trouver les racines dans la philosophie de Descartes lorsque celui-ci, dans la célèbre scène du balcon, a fait de la perception un processus qui passe par un jugement et qui suppose donc d’être précédé et guidé par des concepts. Au-delà de la perception de chapeaux, de manteaux, de couleurs et de figures, afin de percevoir un homme, il faut juger qu’il en est ainsiFootnote 3, il faut que les données sensibles que nous recevons soient synthétisées par le concept d’Homme. Ferraris voit dans cette précédence du concept sur l’expérience — précédence qu’il nomme « logocentrisme » — un phénomène qui fut croissant dans toute la philosophie moderne. Il existe un logocentrisme médium que l’on trouve chez David Hume, pour qui nos perceptions sont déterminées par nos expériences antérieures ; un logocentrisme large qui est le fait de Kant, chez qui les intuitions sans concepts sont aveugles ; finalement, un logocentrisme extra-large et nietzschéen pour lequel il n’y a point de fait mais uniquement des interprétations (Ferraris, Reference Ferraris2021, p. 101). Toutes ces modalités, malgré leurs différences, posent que l’expérience est construite plus que reçue et vécue.
Cette critique de Kant n’est pas nouvelle, nous la trouvions déjà dans les interprétations de Hermann Cohen (Reference Cohen2000) pour qui la Critique de la raison pure ne vise qu’à justifier et à fonder la physique de Newton, et Ferraris reprend cette argumentation lorsqu’il affirme que, chez Kant, « […] le réel est l’objet de la physique […]. Les lois de Newton sont posées comme une nécessité de la nature humaine » (Ferraris, Reference Ferraris2022, p. 66-67). Ce faisant, toutes les conceptions kantiennes, que ce soit le caractère homogène de l’espace et du temps, ou les catégories de l’entendement, répondent aux conditions de l’expérience telle qu’on l’entend dans la physique newtonienne et non pas dans la physique naïve de l’expérience quotidienne, renforçant ce faisant l’idée que Kant ne pense son ontologie qu’à l’aune d’une théorie de la connaissance. Certes, Ferraris n’ignore pas que Kant a bien distingué entre deux relations possibles que sont la connaissance et la pensée, et que toute relation n’est donc pas réductible à une relation cognitive, mais jamais Kant n’arrive à penser une simple relation de rencontre qui ne passerait pas par des schèmes conceptuels : « Nous sommes d’accord sur le fait qu’il y a une différence entre le fait de penser une chose et le fait de la connaître. Mais il faut aussi convenir qu’il y a une différence entre le fait de connaître une chose et le fait de la rencontrer […] » (Ferraris, Reference Ferraris2009, p. 85). Cette théorie de la rencontre est marquée chez Ferraris par « l’expérience du chausson » que l’on retrouve dans nombre de ses textes. Imaginons un chausson posé sur un tapis. Un homme, un chien, un vers, un lierre ou même un autre objet seraient obligés de le contourner afin d’avancer, marquant ce faisant le fait qu’encore que plusieurs de ces étants, dans leurs différences, ne sachent pas ce qu’est un chausson, ils ne manquent pas de le rencontrer et de réagir à sa présenceFootnote 4. Pour cela, afin de montrer que Kant limite la rencontre à ce qui passe par des schèmes conceptuels, c’est-à-dire afin de déconstruire le coeur du logocentrisme kantien, Ferraris commence par mettre en doute l’affirmation selon laquelle « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles » (Kant, Reference Kant1997, A51/B75, p. 144).
Puisqu’il s’agit de penser une théorie de la rencontre, commençons par l’esthétique transcendantale qui est le lieu du donné, et par mesurer la pertinence de la thèse selon laquelle « des intuitions sans concepts sont aveugles ». Il ne s’agit pas de nier que dans la construction des faits scientifiques, les concepts sont nécessaires, mais de montrer bien plutôt que dans l’expérience quotidienne, il est possible de percevoir sans reconnaître ce que nous voyons, et donc sans que la perception soit soumise à des schèmes. Ainsi, par exemple, de la perception d’une tache qui ne répond pas à la définition limitée du conceptFootnote 5. Nul ne sait quand commence et quand se termine le concept de tache, ce qui n’empêche pas que nous puissions percevoir des taches. Reprenant un exemple de Umberto Eco (Reference Eco1999, p. 81-83) qui analyse la façon dont Marco Polo crut voir une licorne avant qu’il ne puisse corriger sa perception avec le concept de rhinocéros, Ferraris accepte que les schèmes conceptuels puissent guider la perception. Mais une chose est de dire qu’ils la guident, tout à fait autre chose est de dire que sans eux les intuitions demeureraient aveugles. Nombre d’expériences montrent que l’on peut percevoir contre ce que l’on pense. Encore que nous sachions que deux flèches sont égales en longueur, le simple fait d’inverser le sens de leurs pointes nous les fait percevoir comme différentesFootnote 6. Il en va de même d’un stylo plongé dans un verre d’eau et qui nous apparaît en tant que cassé encore que nous sachions qu’il n’en est rien, ou de la connaissance de l’héliocentrisme qui ne corrige pas notre perception selon laquelle le soleil se lève et se couche ; pour cette raison, pour Ferraris, « Les intuitions sans concept y voient très bien » (Ferraris, Reference Ferraris2009, p. 96).
La réciproque selon laquelle « des pensées sans contenu sont vides » est soumise aux mêmes difficultés. Pour Ferraris, un concept peut être un objet donné encore qu’il ne soit qu’un objet idéel puisque nous pouvons bien penser le « cercle carré » sans que rien se donne dans cette pensée. Dans la lignée de Bernard Bolzano (Benoist, Reference Benoist2001), nous comprenons bien qu’il y a une difficulté à penser les concepts de « cercle carré », de « montagne d’or » ou de « vertu verte ». Toutefois, nous comprenons aussi que la difficulté n’a pas la même forme dans les trois cas. L’incompossibilité des essences du « cercle carré » n’est pas la déliaison de deux concepts de la « vertu verte » ni même l’indécision quantitative de la « montagne d’or ». Or, si nous comprenons que les difficultés ne sont pas les mêmes, c’est bien que quelque chose se donne à nous afin que nous puissions opérer des comparaisons, et si quelque chose se donne, cela ne peut se faire qu’au travers d’une certaine intuition qui est l’instance de la donationFootnote 7. Ainsi, une pensée ne pouvant avoir un contenu sensible donne tout de même quelque chose à penser.
Les formes a priori de la sensibilité s’exposent aux mêmes objections de la part de Ferraris, pour qui le temps et l’espace kantiens sont écrasés sur leurs versions newtoniennes. Or, le simple fait que nous puissions reconnaître l’identité de deux figures non superposables (comme nos mains) montre que l’espace de notre perception commune n’est pas euclidien. Il faut alors distinguer entre l’espace newtonien de la science du XVIIIe et l’espace vécu ou l’espace écologique de l’expérience quotidienne (Gibson, Reference Gibson2014). Le premier est homogène, alors que le second est hétérogène, comme le montrent les problèmes de la non-distinction des espaces et des temps familiaux, intimes ou privés dans le capitalisme tardif (Rosa, Reference Rosa2011). Le simple fait que le capitalisme fasse effort afin d’homogénéiser les espaces et de les réduire, tous, à un espace de travail montre que de façon originaire et vécue, ils sont hétérogènes. Il en va de même pour le temps kantien qui, en tant que temps de la science newtonienne, est homogène et divisible à l’infini. Or, ce n’est pas le cas du temps vécu et du temps de l’expérience quotidienne. Le temps de l’attente n’est pas celui de l’espoir ni celui du combat. Plus encore, s’il est vrai que le temps de la science moderne ne dépend pas du mouvement et du changementFootnote 8, les expériences contemporaines de la torture ont montré que si l’on prive quelqu’un de tout repère spatial dans lequel il peut faire l’expérience du changement, sa perception du temps s’en trouve altérée (Crary, Reference Crary2016, p. 17). Ce faisant, même s’il n’en dépend pas du point de vue de l’épistémologie et de la connaissance, « […] le Temps apparaît phénoménologiquement dépendant du mouvement des objets dans le monde extérieur » (Ferraris, Reference Ferraris2009, p. 107).
L’accusation de sophisme transcendantal peut donc se justifier, ne serait-ce que parce que Kant lui-même assume le remplacement de l’ontologie par une analytique des concepts, comme si la seconde pouvait être le lieutenant de la première : « […] le nom orgueilleux d’une ontologie […] doit faire place au nom modeste d’une simple analytique de l’entendement pur » (Kant, Reference Kant1997, A247/B303, p. 300). Kant aurait donc bien réduit, à tort, l’ontologie à l’épistémologie.
Toutefois, nous pouvons faire des lectures atténuantes de ce sophisme transcendantal et présenter des objections à Ferraris. Si nous repartons, comme il le fait, de Descartes, il est à noter que ce dernier critique la fonction épistémologique des sens dans la première méditation, mais qu’il les réhabilite dans leur fonction pratique de l’expérience quotidienne dans la méditation sixièmeFootnote 9, ce qui laisse à penser que la rencontre sensible avec l’extériorité ne passe pas nécessairement par des jugements et des concepts. Deuxièmement, la doctrine de l’idéalité des phénomènes, chez Kant, apparaît dans un moment tout à fait singulier de son oeuvre, dans la Théorie transcendantale des éléments de la connaissance qui ne vise pas à fonder une ontologie, mais qui obéit à un objectif très clair : proposer le meilleur cadre pouvant expliquer l’existence de jugements synthétiques a priori. Ainsi, l’idéalisme transcendantal se construit certes en faisant primer l’épistémologie sur l’ontologie — ce qui conforte la thèse de Ferraris —, mais Ferraris minimise le fait que cela n’est pas dû tant à l’écrasement de l’ontologie sur l’épistémologie que, plus simplement, à ce que dans ce texte précis, Kant pense explicitement du point de vue de l’épistémologie. D’ailleurs, pour nous en tenir à la Critique de la raison pure, cette déliaison de l’ontologie et de l’épistémologie (qui contredit l’écrasement de l’une sur l’autre) apparaît clairement dans sa critique de ce qu’il est le premier à nommer la preuve ontologique de l’existence de Dieu, qui repose tout entière sur l’impossibilité qu’il y a à passer du concept à l’être, et sur le caractère non prédicatif de l’existence : « Être n’est à l’évidence pas un prédicat réel, c’est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse s’ajouter au concept d’une chose » (Kant, Reference Kant1997, A598/B626, p. 533). Or, cette déliaison du concept et de l’existence n’est-elle pas la preuve du non-écrasement de l’ontologie sur l’épistémologie ?
Il est donc plus prudent, avec Paul Clavier reprenant en partie les thèses de Norman Kemp Smith (Reference Kemp Smith1918), de voir chez Kant un réalisme modéréFootnote 10 qui assume une double orientation de la philosophie kantienne : un Kant représentationniste d’un côté ; un Kant phénoméniste (causaliste) de l’autre (Clavier, Reference Clavier, Alloa and During2018, p. 212-213). Ou peut-être faudrait-il, avec Bouriau, estimer que le statut du réalisme chez Kant est tout simplement indécidable : « “Extérieur” n’est qu’une manière de parler. […] Le problème n’est donc pas de savoir s’il existe ou non des choses hors de nous, c’est indécidable » (Bouriau, Reference Bouriau2022, p. 80).
Nous pourrions alors reprocher à Ferraris de fonder sa dénonciation du sophisme transcendantal en se limitant au champ de la théorie transcendantale des éléments, mais, même chez Kant :
[…] il y a d’autres matières, d’autres disciplines, d’autres investigations, dans lesquelles nous n’avons plus à fournir une théorie du jugement synthétique a priori, et où nous avons affaire, non seulement à des éléments extra nos au sens subjectiviste du mode de représentation externe, mais à des éléments existant praeter nos. (Clavier, Reference Clavier, Alloa and During2018, p. 114)
Ferraris prend donc une des lectures possibles de la Critique de la raison pure, celle dans laquelle, effectivement, Kant écrase l’ontologie sur l’épistémologie, mais minimise le fait que cette prépondérance de l’épistémologie, dans ce cas, provient du champ épistémologique qui est imposé par le cadre de la Théorie transcendantale des éléments.
2. L’extériorisation technique du schématisme ascendant
Au-delà de ce point d’histoire de la philosophie, seule nous intéresse ici la lecture que Ferraris fait de Kant afin de penser son nouveau réalisme. Peu importe donc que cette lecture de Kant soit historiquement exacte, il nous importe de mesurer si elle est profondeFootnote 11 afin de comprendre ce que Ferraris fait de Kant. Une fois posée la dénonciation de l’écrasement de l’ontologie sur l’épistémologie, la relation de Ferraris à Kant se poursuit sur l’un des points les plus délicats de la Critique de la raison pure : la doctrine du schématisme, que le philosophe italien reprend tout en la renversant, et, plus précisément, sur le problème de la faculté de juger tel qu’il apparaît dans la Critique de la raison pure et dans la Critique de la faculté de juger.
Puisque pour Ferraris l’ontologie se distingue radicalement de l’épistémologie, comment ces deux champs vont-ils pouvoir entrer en contact, et comment expliquer que l’épistémologie soit bien un discours sur des choses qui appartiennent au champ de l’ontologie ? Comment, dans un système réaliste, les choses peuvent-elles devenir des objets de connaissance ? Paradoxalement, c’est encore chez Kant que Ferraris trouve une solution, encore que celle-ci suppose un déplacement de la philosophie kantienne. Le schématisme, chez Kant, sert à expliquer la façon selon laquelle les catégories de l’entendement peuvent s’appliquer à des intuitions sensibles en passant par des règles temporelles produites par l’imagination transcendantale. Les concepts et les intuitions étant totalement hétérogènes et qualitativement distincts, ils ne peuvent directement se rencontrer : « […] les concepts purs de l’entendement, si on les compare aux intuitions empiriques […] leur sont totalement hétérogènes et ne peuvent jamais se trouver dans une quelconque intuition » (Kant, Reference Kant1997, A137/B176, p. 224). Il faut donc trouver un troisième terme qui, appartenant aux deux champs, permet de faire le lien entre eux : « […] il doit y avoir un troisième terme, qui doit entretenir une relation d’homogénéité d’un côté avec la catégorie, de l’autre avec le phénomène, et rendre possible l’application de celle-là à celui-ci. […] Tel est le schème transcendantal » (Kant, Reference Kant1997, A138/B177, p. 224-225). Les schèmes expliquent ainsi le chemin descendant qui, en allant du concept à l’intuition, va de l’épistémologie à l’ontologie. Ce travail descendant est le fait d’une des modalités de la faculté de juger en tant que Urteilskraft Footnote 12.
Néanmoins, en tant que réaliste, Ferraris souhaite partir des choses, et le chemin qu’il vise à éclairer est celui qui va en sens inverse : celui qui part de l’ontologie et remonteFootnote 13 jusqu’au concept, jusqu’à l’épistémologieFootnote 14. Comment Kant pourrait-il servir de guide sur un chemin qu’apparemment il n’emprunte pas ?
Il le peut parce que le chemin montant à partir duquel nous allons des choses aux concepts en passant par les objets existe bel et bien chez Kant. Nous le trouvons dans le jugement réfléchissant esthétique ou téléologique de la Critique de la faculté de juger Footnote 15. Il y a, dans la troisième Critique au moins, de quoi penser non pas la descente des concepts vers les choses, mais la montée des choses vers les concepts. Il s’agit là d’une deuxième modalité de la faculté de juger qui engage des problèmes de traduction de l’oeuvre kantienne (la Urteilskraft contre la Vermögen zu urteilen Footnote 16), et qui oppose la faculté de juger déterminante à celle qui serait réfléchissante. Dans la faculté de juger de la Critique de la raison pure, l’imagination transcendantale opère sous la dictée de l’entendement, à tel point qu’il arrive parfois à Kant, notamment dans l’édition de 1787, de presque les confondre : « C’est une seule et même spontanéité qui, là sous le nom d’imagination, ici sous celui d’entendement, introduit de la liaison dans le divers de l’intuition » (Kant, Reference Kant1997, AK, III, 126, p. 216, note). Au contraire, dans la force de juger de la Critique de la faculté de juger, l’imagination, dans son travail, se trouve libérée de la tutelle de l’entendementFootnote 17 ; non qu’elle travaille sans l’entendement, mais dans une relation qui n’est plus une articulation qui se pense à l’aune de la soumission.
Toutefois, malgré ces différences, les deux modalités de la faculté de juger convergent sur le fait qu’il s’agit bien d’un travail et d’une construction, et que ce travail se fait dans les « profondeurs de l’âme humaine » (Kant, Reference Kant1997, A141/B180, p. 226), c’est-à-dire à l’intérieur des êtres humains.
Or, Ferraris reprend la théorie des schèmes et de la faculté de juger descendante [Urteilskraft] afin de bâtir un pont entre l’ontologie et l’épistémologie, mais en l’externalisant et en la localisant dans l’action plus que dans l’imagination, minimisant le fait que cette imagination productrice (à la différence de l’imagination reproductrice) est en fait déjà active chez KantFootnote 18. À la simple opposition entre une ontologie et une épistémologie, opposition qui aboutit in fine soit à une ontologie inaccessible à l’épistémologie, soit à une ontologie réduite à une épistémologie, Ferraris oppose un système à trois termes : « […] l’ontologie (qui se compose d’individus), l’épistémologie (qui consiste en objets), et la technologie (qui se compose d’actions donnant vie à des faits) » (Ferraris, Reference Ferraris, Alloa and During2018a, p. 346-347).
Mais pourquoi donc revenir à Kant et au schématisme afin de penser la technique en tant que pont entre l’ontologie et l’épistémologie ? D’abord, parce que lorsqu’il s’agit de penser le chemin ascendant de la faculté de juger réfléchissante, Kant lui-même introduit le terme de « technique » afin de penser son travail : « La faculté de juger réfléchissante procède donc à l’égard de phénomènes donnés, pour les ramener sous des concepts empiriques des choses naturelles déterminées, non pas schématiquement, mais techniquement […] » (Kant, Reference Kant1995, V, 213, p. 104). Plus encore, le schématisme agit bien comme un « art caché » [eine verborgene Kunst] (Kant, Reference Kant1997, III, 136, p. 226) qui est du ressort de la technique, de la compétence et du savoir-faire. Ainsi, l’imagination, dans les trois synthèses décrites dans l’édition de 1781 — la synthèse de l’appréhension dans l’intuition, la synthèse de la reproduction dans l’imagination et la synthèse de la recognition dans le concept —, relève bien d’une technique qui opère dans le temps. Mais Ferraris souhaite surtout rapprocher le travail de l’imagination transcendantale et celui de la technologie pour ce qu’il en est de leur caractère exploratoire et non déterminé.
Dans son travail ascendant, et tout particulièrement dans le cas du jugement esthétique, l’imagination transcendantale, libérée de la férule de l’entendement, ne dispose pas d’un concept préalable clairement déterminé. Elle part du divers sans garantie aucune d’arriver à l’unifier, et la synthèse universelle ne se fera pas par le concept mais par l’unification progressive des voixFootnote 19. Là où la « Déduction transcendantale » de 1781 avait montré qu’un concept est présupposé dans toute synthèse de l’imagination, le jugement réfléchissant ouvre un autre chemin. À tel point que la Critique de la faculté de juger parle d’un « schématisme sans concepts »Footnote 20. Pour reprendre un exemple kantien, nous voyons bien que lorsque nous découvrons un objet antique dans une tombe, encore que nous ne disposions pas du concept grâce auquel il a été créé, nous pouvons néanmoins l’identifier comme un objet artificiel, relevant d’une double finalité (interne et externe) humaine (Kant, Reference Kant1995, §17, p. 216). Dans ce cas, l’imagination demeure liée à l’entendement en ce qu’elle a besoin de la forme indéterminée d’un concept en général, mais ne travaille plus sous son aiguillage puisqu’elle ne dispose d’aucun concept déterminé afin d’identifier l’objet.
Or, il s’agit là, pour Ferraris, du fonctionnement même de la technique qui, elle aussi, dépasse toujours ce que nous pouvions en attendre lors de sa créationFootnote 21 et ne part pas d’un concept donné de façon a priori. La technique et la technologieFootnote 22 ne sont que des formes extériorisées du travail de l’imagination transcendantale dans sa modalité ascendante. Qui a inventé la roue n’avait, en tête, ni le concept de roue ni même la totalité des possibles qu’a ouverts à l’humanité l’apparition de cet objet. Il en va de même pour l’écriture ou pour n’importe quelle invention technique dans laquelle ce n’est pas l’épistémologie (le concept) qui crée l’ontologie (la chose), mais bien le contraire. D’abord, l’objet existe de façon extérieure au cerveau humain et ce n’est que dans un deuxième moment que nous pouvons le théoriser, le conceptualiser et mesurer l’impact que son apparition peut avoir sur la totalité des champs de la vie humaine. La rencontre précède le concept. Dans un autre domaine, Jacques Rancière (Reference Rancière1987) a montré comment un enfant sait parler bien avant que de connaître précisément les règles de la syntaxe, règles qu’il n’apprendra que plus tard dans son développement, et que cette logique de l’apprentissage par tâtonnement, essais et erreurs ou « compréhension sans compétence », est le coeur de tout apprentissage. La technique ne part donc pas du concept pour aller vers l’objet, mais emprunte le chemin contraire, celui de la « compétence sans compréhension » (Ferraris, Reference Ferraris, Alloa and During2018a, p. 348). Dans le monde de la science, le concept précède l’objet qui est constitué par une théorie ; dans le champ de la technologie et de l’expérience quotidienne, la rencontre avec l’objet précède le concept qui n’arrive qu’en retard, à la suite de nombreuses manipulations. Dès lors, la technique prend le chemin ascendant de l’imagination transcendantale chez Kant parce que les règles qui régissent l’objet ne sont pas données a priori dans un concept, mais se construisent en cours de route, au fur et à mesure que l’objet est utilisé et que nous découvrons en lui des potentialités insoupçonnées. Ainsi, ce que l’on pourrait appeler le chemin ascendant de l’imagination transcendantale tel qu’il apparaît dans le jugement réfléchissant esthétique chez Kant est le modèle de la structure de la technique chez Ferraris en ce qu’elle est un pont entre l’ontologie et l’épistémologie.
Il n’est pas surprenant, dès lors, de voir que pour illustrer ce champ de la « compétence sans compréhension » (paradigme de la précédence de l’ontologie sur l’épistémologie), Ferraris choisit deux champs kantiens qui sont ceux qui échappent au constructivisme de la Critique de la raison pure : l’art et les interactions socialesFootnote 23. L’artiste, lors de la création d’une oeuvre, ne sait pas exactement où il va, il ne suit pas un concept qui déterminerait sa production de façon a priori. Souvent, l’auteur d’un roman signale à quel point il est guidé par son personnage qui décide en partie où il veut aller. De la même façon, Bruno Latour a proposé une analyse des marionnettes en termes de « faitiches », montrant à quel point chacune a sa singularité et son caractère qui s’imposent au marionnettiste qui ne fait pas totalement ce qu’il souhaite avec ellesFootnote 24. Le marionnettiste manipule tout autant la marionnette que celle-ci le manipule, et les règles de mouvement d’une marionnette ne sont pas données a priori, mais se découvrent dans sa manipulation, selon la logique de la formativité de Luigi Pareyson (Reference Pareyson2006) que Ferraris fait sienne : « […] le faire artistique trouve ses propres règles en cours de route » (Ferraris, Reference Ferraris, Alloa and During2018a, p. 348), tout comme le fait l’imagination transcendantale dans le champ esthétique.
Il en va de même dans le champ de l’apparition des règles sociales qui émanent bien souvent de la récurrence d’un rite dont nous ignorons la signification, mais qui finit par s’imposer par simple répétition. Nul ne pense la totalité des implications des lois avant que de les promulguer, et leur ancrage dans une société dépend plus des effets bénéfiques non désirés que de la claire conscience des concepts qui les portent. Comme l’a montré René Girard, nombre de lois positives ne sont que des cristallisations de rituels archaïques qui fonctionnent grâce à leur itération et leur objectivation (Girard, Reference Girard1972) : « […] l’imitation […] est à l’origine de la réalité sociale dans son ensemble » (Ferraris, Reference Ferraris2021, p. 294). Il s’agit donc là d’une inventivité itérative qui ne procède pas de la construction à partir d’un concept mais de l’émergence, émergence à laquelle Ferraris a dédié un livre entier (Ferraris, Reference Ferraris2018b), et qui nous ramène une dernière fois à Kant.
3. Une ontologie sociale kantienne ?
Le processus d’émergence est au coeur de l’ontologie de Ferraris et lui permet de s’opposer à la vision constructiviste du monde, mais il suppose un dernier concept qui s’avère crucial pour le philosophe italien. À la différence de la construction qui va du concept à l’objet, l’émergence va de la chose au concept : elle remonte. Mais afin qu’une émergence soit possible, il faut une accumulation des changements, sans quoi chaque mouvement dans le temps nous ramènerait sans cesse au même point. De plus, cette accumulation doit être conservéeFootnote 25 afin que chaque pas apporte une itération qui ne soit pas un simple retour à un point de départ. Afin d’avancer et de tracer le chemin d’un surgissement, il faut que la répétition conserve, déplace et diffère : « Itérer, c’est en même temps altérer » (Ferraris, Reference Ferraris2018b, p. 97). D’où le concept central de l’ontologie de Ferraris, celui d’enregistrement : « […] c’est la lente accumulation d’enregistrements, qui finit par produire (encore que non nécessairement) quelque chose de qualitativement différent » (Ferraris, Reference Ferraris2018b, p. 12)Footnote 26. Or, l’enregistrement est encore une thèse que Ferraris reconnaît explicitement avoir trouvée dans la philosophie de Kant :
J’affirme quant à moi pouvoir renoncer à toutes les structures du transcendantal kantien, sauf à l’enregistrement, auquel Kant lui-même fait référence lorsqu’il parle de la synthèse nécessaire à la constitution de l’expérience et lorsqu’il présente l’imagination (qui est une forme d’enregistrement) comme la racine commune de la sensibilité et de l’entendement. (Ferraris, Reference Ferraris2018b, p. 31)
Lorsque nous percevons une porte, une fenêtre, un toit et une cheminée, afin que la synthèse nous permette de percevoir finalement une maison, il est nécessaire que chaque élément perçu soit conservé par l’imagination afin qu’il puisse être relié aux autres et former la totalité « maison » dans une ultime synthèse. L’imagination doit conserver et enregistrer les éléments afin de pouvoir les synthétiser dans une totalité. Il s’agit là de la synthèse de la reproduction dans l’imagination qui intervient avant la synthèse de l’appréhension dans l’intuition et en est la condition de possibilité. On notera d’ailleurs que cette conservation implique la temporalité, qui est l’une des conditions de possibilité de l’imagination productrice qui, à la différence de l’imagination reproductrice, demande du temps. L’enregistrement qui permet une conservation dans le temps, et in fine une itération/altération, se trouve donc encore dans les textes de Kant, et c’est ce lien entre enregistrement, émergence et ontologie qu’il faut maintenant expliquer.
L’imagination transcendantale, dans son processus ascendant, avance par un chemin contraire à celui de la détermination conceptuelle. Pour reprendre un exemple de Ferraris, nous pouvons ressentir des douleurs rhumatismales sans pour autant disposer du concept de « rhumatisme ». Cela ne nous empêchera ni d’en souffrir ni d’essayer de les calmer avec des anti-inflammatoires pour la seule raison que nous avons expérimenté leur efficacité dans d’autres cas de douleurs (Ferraris, Reference Ferraris, Alloa and During2018a, p. 350)Footnote 27. De même, comme le signale Kant, le paradigme de la perception esthétique est celui des rinceaux qui se donnent à nous sans concept et que nous commençons à percevoir bien avant que d’avoir pu les conceptualiser : « Des fleurs, des dessins libres, des traits entrelacés sans intention les uns dans les autres, ce qu’on appelle des rinceaux, ne signifient rien, ne dépendent d’aucun concept déterminé et plaisent pourtant » (Kant, Reference Kant1995, §4, p. 185). L’émergence ne se construit donc pas en « top down » à partir d’un concept maîtrisé, mais en « bottom up », à partir de tâtonnements, d’essais et erreurs, et de répétitions créatrices : « Le monde entier, c’est-à-dire la totalité des individus, est le résultat d’une émergence qui ne dépend pas de la pensée ni des schèmes conceptuels […] » (Ferraris, Reference Ferraris2018b, p. 10-11).
Ainsi, toute l’ontologie des objets naturels repose sur le concept d’émergence dont Ferraris trouve les racines dans le schématisme ascendant kantien. Nous pourrions certes noter là un paradoxe. C’est à partir de ce qui relève chez Kant de l’ontologie des objets les plus culturels — ceux qui peuvent faire l’objet de jugements esthétiques — que Ferraris pense sa théorie de l’ontologie naturelle. Toutefois, ce serait oublier que lorsque Kant parle, dans la Critique de la faculté de juger, de jugements esthétiques, ceux-ci portent principalement — encore que pas uniquement — sur la beauté de la nature et pas tant sur des oeuvres d’art créées de mains d’Homme. L’ontologie des objets naturels, en tant qu’elle se fonde sur un processus d’émergence et d’enregistrement, est donc pensée au travers des concepts de la troisième Critique qui posent une primauté de l’ontologie sur l’épistémologie.
Mais cette imprégnation kantienne se retrouve surtout à l’autre bout de l’ontologie de Ferraris, dans la structure des objets sociauxFootnote 28 qui constituent le coeur de sa pensée. Cette fois, il ne s’agit plus de penser à partir de la troisième Critique, mais bel et bien à partir de la première, à tel point que Ferraris propose de réécrire la Critique de la raison pure du point de vue de l’ontologie socialeFootnote 29, comme si la thèse kantienne défendue dans la première Critique décrivait ce qui relève de cette dernière. Il existe donc bien un champ dans lequel il est légitime d’écraser l’ontologie sur l’épistémologie et de penser la précédence de celle-ci sur celle-là : l’ontologie sociale. En effet, à la différence des objets naturels, les objets sociaux dépendent des esprits humains qui les pensent. Pour qu’une monnaie puisse exister, il faut que nous soyons plusieurs à y croire afin qu’elle puisse valoir au moins pour nous. Une monnaie ne vaut que pour les croyants. Si la totalité des êtres humains disparaissaient de l’univers, il existerait encore des montagnes et des vallées, mais il n’y aurait plus de diplômes, de certificats de naissance ni de factures.
Ce faisant, les objets sociaux sont ceux qui se prêtent le mieux au constructivisme kantien et au corrélationisme, plus encore parce que ce constructivisme doit être collectif ou, tout au moins, partagé, intersubjectif. Afin qu’un mariage existe, il faut surtout que sa possibilité soit écrite et donc enregistrée dans le Code civil. Un mariage ne peut apparaître dans le monde qu’à la seule condition que son concept l’ait précédé. Comme l’ont montré les débats sur le mariage entre personnes de même sexe, jusqu’à ce que celui-ci soit enregistré dans le Code civil, il ne pouvait apparaître dans le monde socialFootnote 30. Pour que des mariages entre personnes de même sexe apparaissent dans le monde et se phénoménalisent en tant qu’objets sociaux, il a été nécessaire que le concept de mariage homosexuel soit inscrit et défini dans le Code civil. Là se déploie, pour Ferraris, toute la logique kantienne du schématisme descendant selon lequel le concept précède le phénomène qu’il permet de faire apparaître. Dans ce cas, si l’imagination n’est pas guidée par le concept de mariage entre personnes de même sexe, et si ce concept n’est pas inscrit et défini dans le Code civil, aucun couple ne peut faire se manifester un mariage entre deux personnes de même sexe. Ce faisant, se dévoile ainsi, dans les objets sociaux, le paradigme d’objets qui n’existent qu’au travers de schèmes et de concepts qui leur préexistent. L’ontologie sociale de Ferraris met donc au jour la logique de la phénoménalisation telle qu’elle apparaît dans la Critique de la raison pure, puisque c’est bien là que se trouve la précédence du concept sur le phénomène.
Toutefois, il ne suffit pas de dire que les objets sociaux relèvent de concepts a priori partagés dans une intentionnalité collective, sans quoi Ferraris ne ferait que reprendre la thèse bien connue de John Searle (Reference Searle1998). Or, sa thèse se construit contre la thèse du penseur états-unien qualifiée de « réalisme faible » (Ferraris, Reference Ferraris2021, p. 223), auquel il oppose un « textualisme faible » (Ferraris, Reference Ferraris2021, p. 243-251). Pour Searle, un objet social est un objet physique qui a été déplacé mentalement — ou intentionnellementFootnote 31 — dans un autre contexte, selon la logique du « X vaut comme Y dans Z ». Un billet de banque est avant tout un objet physique — un bout de papier — qui vaut cependant comme instrument d’échange à partir du moment où nous le déplaçons dans un système financier donné. Sa valeur sociale se greffe donc sur son substrat physique. Néanmoins, pour Ferraris, l’intention collective ne suffit pas à penser l’ontologie sociale, sans quoi il serait possible d’effacer une dette par le simple fait de croire que nous ne sommes plus endettés. Les objets sociaux ont donc une existence hors de la simple intentionnalité collective en ce qu’une fois créés, ils s’imposent à nous, à partir d’un être qui nous échappe. Or, cette consistance propre des objets sociaux repose tout entière sur une théorie de la documentalité :
[…] ce que Searle considère comme une intentionnalité collective est en réalité le fruit de pratiques d’éducation, d’imitation, d’inscription qui se déposent et se manifestent dans les rites, dans les conventions sociales, dans les rapports de parenté et de pouvoir, dans les lois, dans les religions et, typiquement, dans les documents […]. (Ferraris, Reference Ferraris2021, p. 235-236)
Les objets sociaux sont donc mentaux et relèvent de schèmes dans leur genèse, mais pas dans leur persévérance dans l’existence parce qu’une fois créés, ils jouissent d’une existence indépendante, indépendance dont le fondement est toujours un document, une trace.
D’où la nécessité de l’inscription et de l’enregistrement. Afin qu’un mariage existe en tant qu’objet social, celui-ci doit être doublement enregistré. Il doit l’être non seulement à l’état civil — et les mariés doivent bien signer et donc écrire —, mais également dans la mémoire des contractants. Or, la mémoire ressortit bien à de l’enregistrement et de l’écriture. Reprenant la logique derridienne de l’archi-écriture, Ferraris voit dans toute trace un geste d’écriture, qui ne se limite pas à celui de l’écriture alphabétique. La littérature et le cinéma regorgent d’exemples de personnages ayant totalement perdu la mémoire et qui, parce que leur mémoire n’a plus accès aux données enregistrées, voient les objets sociaux s’effondrer autour d’eux, alors que les objets naturels demeurent inchangés, compréhensibles et accessibles. Ainsi, le coeur du nouveau réalisme de Ferraris, en ce qu’il relève de l’enregistrement, est lui aussi kantien et, plus précisément, il s’inscrit dans la lignée du constructivisme conceptuel et schématique de la Critique de la raison pure tout en demeurant réaliste, en ce qu’un objet social, encore que construit, jouit d’une réalité non corrélationnelle, ou d’une indépendance ontologique, à partir du moment où il est enregistré.
Conclusion
Le nouveau réalisme de Ferraris entretient donc avec Kant des relations complexes. Malgré les dénonciations de « sophisme transcendantal », l’édifice du nouveau réalisme se construit à partir d’une lecture de Kant qui nous pousse à repenser sa place dans la philosophie contemporaine parce qu’elle inverse l’ordre des Critiques pour ce qu’il en est des ontologies naturelle et culturelle ou sociale.
Bien entendu, cette lecture s’expose à des objections de taille. On pourrait, avec Jim Gabaret, reprocher à Ferraris de laisser son langage vaciller lorsqu’il pense l’écrasement kantien de l’ontologie sur l’épistémologie. Encore que le réel puisse être indépendant des schèmes conceptuels, peut-on vraiment dire que l’ontologie, en tant qu’elle est une ontologie — et donc passe nécessairement par le langage et le discours sur l’être —, peut faire l’économie de tout constructivisme ? Ferraris n’arrive-t-il pas à dénoncer l’écrasement kantien de l’ontologie sur l’épistémologie au prix d’un écrasement de l’ontologie sur le réel, alors que nous devrions les tenir à distanceFootnote 32 ? Toutefois, Ferraris a répondu à cette objection dès 2012 en distinguant ontologie et épistémologie précisément en tant que ce sont deux types de discoursFootnote 33. Nous pourrions aussi rappeler à Ferraris que si le nouveau réalisme définit le réel par la catégorie d’inamendable, alors même les plus constructivistes parmi les philosophes sont nécessairement réalistes puisque l’organe de la construction ne peut relever, lui, de schèmes constructivistesFootnote 34. En ce sens, comme l’a bien noté Catherine Malabou, il y a du réel donné et inamendable même dans la Critique de la raison pure de Kant, en ce que le processus épigénétique de la formation des catégories de l’entendement et des formes a priori de la sensibilité répond bien à ces critères (Malabou, Reference Malabou2014).
Toutefois, malgré ces objections possibles à la lecture de Ferraris, Kant sert bien de pivot à sa pensée, ou plus précisément de pierre de faîte qui fait tenir ensemble la multiplicité des ontologies des différents types d’objets. Le schématisme ascendant de la Critique de la faculté de juger explique l’émergence des objets naturels là où la soumission de l’imagination à l’entendement dans la Critique de la raison pure permet de comprendre le constructivisme génétique des objets sociaux, mais aussi leur caractère structurellement indépendant de par leur écriture et leur inscription. Ainsi, encore que Derrida occupe une place essentielle dans la documentalité de Ferraris et dans la construction de son nouveau réalisme (Vinolo, Reference Vinolo2025), c’est bien Kant qui, pensé en tant que constructiviste dont Derrida ne serait que le lointain héritierFootnote 35, permet de comprendre au mieux la genèse, le déploiement et les limites du nouveau réalisme.
Conflits d’intérêts
L’auteur n’en déclare aucun.